Depuis l’annonce du déclenchement des opérations d’expropriation dans certaines zones urbaines de Libreville, un vent d’indignation souffle sur une partie de l’opinion publique gabonaise. Pourtant, ce que beaucoup présentent aujourd’hui comme un abus de pouvoir ou un acharnement de l’État est, en réalité, l’aboutissement logique de plus de trois décennies d’atermoiements, de laisser-faire et de désordre foncier soigneusement ignoré.
Ce qui se joue ici dépasse le simple cadre de l’urbanisme : c’est le rapport des Gabonais à l’État, à la légalité, à la mémoire collective et à l’intérêt général qui est profondément mis en cause.
Une occupation illégale devenue normale par habitude
Il faut être clair : les zones actuellement visées par l’opération de déguerpissement sont, pour la plupart, des réserves foncières de l’État. Il ne s’agit donc pas de terres privées. L’occupation par des particuliers de ces espaces est, juridiquement, illégale. Pourtant, par la force du temps et le silence prolongé des autorités, l’illégalité a pris les habits de la légitimité.
Cette situation révèle une faille dans la gouvernance publique : l’absence d’un contrôle rigoureux de l’occupation du sol et d’une application constante de la loi. Ainsi, les constructions sur ces terrains ont pu prospérer pendant des décennies, renforçant l’illusion que l’État avait abandonné ses droits.
Mais la loi, elle, n’a jamais changé : ces terrains restent domaniaux.
Un projet de longue date, enterré puis exhumé
Ce qui choque aujourd’hui n’est pas tant le projet d’aménagement lui-même que le fait qu’il redevienne soudainement actif. Or, il faut rappeler que ce projet d’urbanisation n’est pas nouveau : il date de 1990, sous la direction d’Adrien NKOGHE ESSINGONE alors ministre de l’Habitat. Trois phases d’indemnisation ont été lancées depuis, notamment sous Jacques ADIAHENOT, puis sous Jean-François NTOUTOUME EMANE.
Cela signifie que l’État gabonais a, à plusieurs reprises, reconnu la nécessité de réaménager ces zones sensibles et a procédé à des indemnisations. Il aurait même payé trois fois pour certains terrains, preuve d’une gestion administrative désordonnée, mais aussi de la persistance de certains abus. Dans bien des cas, les personnes indemnisées sont revenues ou ont revendu illégalement les terrains, piégeant des acheteurs mal informés.
La malhonnêteté de certains riverains : une complicité silencieuse
Il est essentiel de souligner que certaines personnes ont tiré avantage de la faiblesse institutionnelle. Elles ont perçu des indemnités, puis revendu des terrains expropriés, tout en dissimulant l’existence d’une procédure d’utilité publique. D’autres ont simplement encaissé les fonds sans partir, estimant que “rien ne serait jamais construit”, comme cela a souvent été le cas dans le passé.
Ce cynisme, doublé d’un opportunisme foncier rampant, révèle une crise éthique plus large : quand la loi est perçue comme facultative et que les sanctions sont rares, l’intérêt privé l’emporte systématiquement sur l’intérêt collectif.
Des objectifs clairs, un enjeu national
Pourquoi l’État gabonais casse-t-il aujourd’hui ? Parce que le statu quo n’est plus tenable.
Les objectifs sont multiples :
Résoudre le problème des bassins versants qui provoquent inondations et catastrophes chaque saison des pluies. Ces zones, fragiles, sont inconstructibles à long terme.
Loger plus de 15 administrations publiques, dans un contexte où l’État dépense plus de 24 milliards FCFA par an en loyers pour héberger ses services. Ce gaspillage budgétaire n’est plus soutenable.
Désengorger les axes routiers stratégiques comme ceux de Bessieux, Pleine Orety ou le Carrefour Léon Mba. La densité anarchique du bâti freine tout aménagement routier d’envergure.
En d’autres termes, l’opération vise à remettre de la cohérence dans le développement urbain, à restaurer la maîtrise publique sur le foncier, et à construire un État propriétaire plutôt que locataire.
La mémoire courte, l’indignation sélective
Ce qui étonne dans la réaction de certains citoyens, c’est l’oubli volontaire de l’histoire. Les premières opérations de relogement ont eu lieu il y a plus de 20 ans : des familles ont été installées à Awoungou et Bikélé. Aujourd’hui, ceux qui se présentent comme des victimes de l’expropriation sont parfois les héritiers ou les acquéreurs de seconde main de ces zones, qui ont ignoré ou feint d’ignorer la procédure engagée depuis des décennies.
Il y a donc une forme de mauvaise foi collective, nourrie par l’inaction historique de l’État, mais aussi par une culture de l’occupation sauvage, devenue normale.
L’intérêt général n’est pas négociable
Il faut enfin rappeler une évidence trop souvent oubliée : dans une République, l’intérêt général prime sur l’intérêt particulier. Et lorsqu’une opération d’utilité publique est légalement encadrée, dotée d’un projet clair, et justifiée par des enjeux structurels environnementaux, budgétaires et sociaux elle doit s’imposer.
Le vrai scandale, ce n’est pas que l’État détruise des maisons construites illégalement. Le scandale, c’est qu’il ait attendu 35 ans pour le faire, faute donc aux régimes qui ont précédé la 5e République d’Oligui Nguema.
L’assainissement, condition de la reconstruction
Ce que vit Libreville aujourd’hui, ce n’est pas seulement un déguerpissement. C’est une reprise en main de l’espace urbain par un État qui, pendant trop longtemps, a abdiqué son autorité. C’est une tentative peut-être imparfaite de rétablir une vision d’avenir là où régnait la désorganisation.
Et si cette opération suscite colère et incompréhension, elle pose aussi une question cruciale : voulons-nous vraiment un pays construit sur le respect de la loi, ou sur le clientélisme, l’oubli et la débrouillardise ?
La réponse déterminera non seulement le visage de Libreville, mais l’avenir même de la gouvernance au Gabon.